Désiré Armand Bernard FRERET, mon grand-père

Mon cher grand-père,

Je prends la plume virtuelle pour te rencontrer, toi qui n’a pas eu le temps d’être pépé et dont personne n’a pu me parler. Constance QUINTON, ta femme, ma grand-mère est décédée trois ans avant ma naissance. De tes frères, mes grands-oncles, il n’y a que Paul qui ait survécu à la guerre de 14-18 mais il est mort avant que je vois le jour. Quant à ton fils Jean, mon père, il avait trois ans quand tu es parti à la guerre et en avait sept quand il a dû comprendre qu’il ne te reverrait jamais. Il m’a dit que le seul souvenir qu’il avait gardé de toi, c’est lors d’une permission où tu lui avais acheté un cornet de marrons grillés à un vendeur ambulant. Chaque fois que j’en croise dans Paris, je pense à vous.

N’ayant pas eu le bonheur de te connaître il ne me reste plus qu’à t’imaginer, à partir des petits indices que tu as laissés derrière toi, pour te faire revivre auprès de moi, par la pensée.

Quand j’étais enfant, je savais juste de toi que tu étais né en Normandie et que tu étais mort à la guerre, blessé par un éclat d’obus, quand ton fils était petit. Par contre, ce que je connaissais de toi, c’est ton importante collection de cartes postales, bien rangées dans de gros albums. Quand nous étions malades, pour nous distraire, Maman nous les sortait. Et nous prenions beaucoup de plaisir à les regarder. Il y en avait de tous les genres, des paysages et des scènes de vie quotidienne, souvent humoristiques de ton coin de Normandie, mais aussi des séries qui racontaient des petites histoires sentimentales ou d’amour filial, ou encore des  leçons de morale, des cartes amusantes mettant en scène des animaux. Beaucoup pour souhaiter la Bonne année, Pâques, les fêtes, les anniversaires, les naissances et aussi des rigolotes pour le 1er avril. D’autres encore qui nous parlaient de l’Histoire de France, certaines se rassemblant pour constituer de grands puzzles représentant la République, Napoléon ou Jeanne d’Arc… que j’ai souvent refaits.

La plupart de ces cartes ne sont pas écrites mais bon nombre te sont envoyées par tes parents, frères, cousins, amis qui devaient avoir à cœur d’enrichir ta collection, tout en tissant des liens avec toi qui vivait à Paris. J’imagine le plaisir que tu aurais eu à regarder tes albums avec tes petits-enfants. Je n’ai pas pu les conserver car ils s’étaient abîmés mais mon frère et moi, nous nous sommes partagés toutes tes cartes postales. Et quand je les regarde avec mes yeux d’adulte, j’y vois s’y dessiner en creux des traits de ta personnalité, ton attachement à ta famille et à ton village, ta tendresse, ton sens de l’humour et cette part d’enfance que tu as dû conserver en toi.

Tu as laissé, derrière toi, d’autres bien jolis cailloux mais c’est beaucoup plus tard que je les ai découverts. Je n’ai aucun souvenir de mon père nous montrant des photos de toi, ta femme, tes parents quand nous étions enfants. Mais peut-être, hélas, parce que nous ne lui avons pas demandé s’il en avait. Heureusement en 1998, parce que mon fils Clément lui avait envoyé une enquête qu’il faisait au collège, pour savoir à quel âge les grands-parents avaient commencé à travailler, il a écrit sur ses années d’apprentissage. Comme je suis passée le voir peu après, il m’a remis son texte et pour la première fois, il m’a sorti cette jolie boîte à trésors dans laquelle j’ai découvert vos visages. C’est de là que j’ai eu envie d’en savoir plus sur ta vie et celle de tes ancêtres et me suis lancée dans la généalogie. Malheureusement, mon père est décédé, six mois plus tard, sans crier gare et sans que j’ai eu le temps de revenir avec lui sur ce qu’il avait commencé à me dire et sur le contenu de cette boîte qui conserve encore plusieurs visages qui me sont inconnus.

Ton enfance aux Moitiers-en-Bauptois, dans la Manche.

Dans la boîtes, il y avait ton livret de famille et ton livret militaire qui m’ont donné déjà plusieurs informations pour démarrer mes recherches.

Tu nais le 20 septembre 1876, hameau de la Guenauderie, village de la Chaussée, aux Moitiers-en-Bauptois, fils de Louis Joseph FRERET et de Marie Anne Elisabeth HASLEY dont j’ai déjà raconté ce que je sais d’eux ici et . Tu es prénommé Désiré Armand Bernard  et baptisé le lendemain à l’église des Moitiers. Ton parrain et ta marraine sont  Bernard Auguste et Marie LEBRETON, frère et sœur, cousins issus de germain du côté HASLEY. Tu seras appelé et signeras tantôt Désiré et tantôt Bernard.

Tu es le cinquième de la fratrie. Tu as trois grands frères, Jean, Louis et Paul et une sœur, Marie Joséphine qui décède quand tu as 4 ans. Adolphe naît en 1879 puis c’est la naissance, en 1882, d’un bébé qui n’a pas eu le temps d’être nommé et en 1883, celle de Marie Augustine qui meurt avant ses 20 ans.

Je suis allée à la mairie des Moitiers, consulter les registres d’état civil pour y trouver ton acte de naissance. J’avais aussi  très envie de découvrir les lieux où tu as passé ton enfance et ta jeunesse. J’ai été tout de suite séduite par ce pays de marais, au cœur du Cotentin, changeant au fil des saisons. Je m’y suis sentie merveilleusement bien avec ce sentiment profond, jamais ressenti auparavant, que là sont mes racines.

Et très vite j’ai eu la chance, grâce à des échanges sur le forum du Cercle Généalogique de la Manche, de découvrir des cousins, certains proches d’autres plus lointains. Charles BUTEL dont la grand-mère Marie HASLEY était ta cousine, fille de Bon HASLEY, le frère de ta maman, vit toujours en Normandie et enfant passait ses vacances aux Moitiers. Avec lui, j’ai pu retrouver votre maison. Le petit appentis devant n’existait pas quand vous y viviez. Un jour, la vieille dame qui y vivait étant dans son jardin, je lui ai demandé si elle savait si des FRERET avaient habité dans sa maison. Son visage s’est illuminé d’un grand sourire, en me racontant qu’une dizaine d’années plus tôt, un passant lui avait dit que c’était la maison de son grand-père. C’était l’heure du café, elle lui a proposé d’entrer et ce sourire qu’elle m’offrait c’est au souvenir du bonheur qu’elle lui avait donné ce jour-là…  C’était bien sûr mon père. Je suis revenue avec le maire des Moitiers et j’ai eu le plaisir d’entrer dans ta maison qui n’avait guère dû changer à part le poêle placé dans la grande cheminée. Jeanine m’a prêté l’acte de vente de la maison qui m’a appris que ton père en avait hérité de sa mère. Plusieurs fois, je suis retournée la voir. Depuis malheureusement elle est décédée, son fils a rénové la maison pour y habiter.

J’ai  aussi eu le bonheur de rencontrer Rémy MARIE, maire des Moitiers pendant plus de 30 ans, et sa femme Rolande, généalogiste. Tous deux sont aussi nos cousins mais plus éloignés. Rolande, c’est une fille PHILIPPE. Tu as dû connaître son grand-père Alexis Désiré que tu allais sûrement voir pour faire ressemeler tes galoches, il était cordonnier. Rémy et Rolande sont devenus des amis et m’ont accueillie souvent chez eux, ayant à cœur de me faire découvrir les Moitiers et la vie d’autrefois au village, sentant combien cela me faisait plaisir. Quand ils ont vendu leur maison et leur grand terrain, devenus trop lourds à entretenir, j’ai eu plus de chagrin qu’eux de ne plus avoir mon pied-à-terre dans ton village que j’aime tant. Mais je parle toujours du pays avec eux et j’adore les entendre employer des mots du patois que tu parlais sûrement et qui chantent à mon oreille.

Mais revenons à ton enfance dont je ne sais pas grand chose, si ce n’est que vos parents ont peu de ressources mais vous entourent de leur affection. À la rentrée de septembre 1882, tu as tout juste 6 ans et tu vas à la nouvelle école de garçons, construite au village de l’Église, en 1873. J’ai pris cette photo en 1999, alors qu’il n’y a plus d’école aux Moitiers depuis 1982 et maintenant il n’y a même plus de mairie. Tu as comme instituteur Auguste ENQUEBECQ, nommé aux Moitiers, en cette année bien particulière puisque le 28 mars 1882 a été votée la loi Jules Ferry, portant sur l’obligation scolaire de 6 à 13 ans. Alors as-tu été, ainsi que tes frères, bien assidu ? Mon petit doigt me dit que cela n’a pas toujours été le cas…

Les communes devaient vérifier les absences qui contrevenaient à la loi. La commune des Moitiers a mis en place, pour ce faire, une commission et j’ai retrouvé, dans les archives de la commune, ce registre pour les années 1882 à 1884.

Un premier contrôle a eu lieu à la fin du mois de  septembre 1882. « Considérant que le temps a été inconstant pendant le mois de 7bre et n’a jamais été sûr et qu’en conséquence les parents ont été obligés de garder leurs enfants pour les aider à finir la récolte, la commission est d’avis que les motifs d’excuse sont suffisants et qu’il n’a pas lieu de leur infliger ni blâme ni punition. »

En novembre, la commission signale beaucoup de maladies à l’école des filles. « Pour les garçons, les motifs d’absence invoqués sont suffisamment justifiés sauf toutefois pour celles des enfants FRERET et ANQUETIL. Si les mêmes absences continuent pendant le mois de Xbre après information aux parents, il sera statué à leur égard conformément à la loi. »

En mai 1883, le Maire écrit que son rôle est « de rappeler aux parents le texte de la loi et de leur expliquer leurs devoirs et en même temps de statuer sur les motifs des absences relevés le mois précédent parmi les élèves des écoles primaires de la commune. Et que en conséquence il avait fait inviter par le garde-champêtre chacun des parents des enfants figurant sur la liste d’absence. » Parmi les seize parents ainsi avertis et ayant répondu à l’appel de leurs noms, ton père, Louis FRERET est le second de la liste. En novembre 1883 les fils FRERET sont à nouveau parmi ceux pointés du doigt. Là s’il y a récidive, la commission menace, après avoir averti les parents, d’en référer à l’Inspecteur.

Cette découverte m’avait d’autant plus étonnée qu’en 1892, ton père, conseiller municipal depuis 1884, a été élu à la Commission scolaire. Mais je pense vraiment que si vous manquiez l’école, ce n’est pas parce que tes parents n’en voyaient pas la nécessité mais plutôt qu’ayant très peu de moyens, ils avaient besoin de vos bras pour les aider, ne pouvant sans doute pas rémunérer un ouvrier agricole.

Au recensement de 1891, tu as 15 ans et tu n’es plus chez tes parents. Tu es sans doute déjà journalier dans une ferme mais je n’ai pas encore trouvé où. En 1896, tu atteins tes 20 ans et passe le conseil de révision.

Le service militaire devient obligatoire en 1798. Les conseils de révision furent institués le 29 août 1805. Il en siégeait un dans chaque département, composé du préfet, de représentants du Conseil général et du Conseil d’arrondissement, d’un officier général ou supérieur. Le conseil se déplaçait dans les différents cantons et était assisté d’un membre de l’intendance, du commandant du recrutement et d’un médecin militaire devant lesquels les jeunes devaient passer nus, pour être mesurés, pesés, observés dans le détail : dentition, vue, infirmités diverses.

Cela m’a permis de découvrir que tu n’es pas beaucoup plus grand que moi et que ton visage rond et plein, au front découvert, est éclairé par tes yeux gris et tes cheveux dits blonds mais sans doute plutôt châtains. Ton niveau d’instruction est 2, ce qui veut dire que tu sais lire et écrire mais n’a pas été jusqu’au Certificat d’études primaires. Je découvrirai plus tard que tu écris souvent phonétiquement et sans ponctuation. Mais qu’importe, cela ne t’a pas empêché de beaucoup communiquer par l’écrit avec tes proches.

À l’issue du conseil de révision est noté sur ton livret : « Bon, dispensé frère au service ». C’est Louis qui sera à l’armée jusqu’au 23 octobre 1898. Mais en fait tu es quand même incorporé au 25e Régiment d’infanterie, le 13 novembre 1897 et envoyé en congé le 17 septembre 1898, avec un « Certificat de bonne conduite. »

C’est aussi l’occasion du traditionnel portrait-photo avec l’uniforme de ton Régiment. Tu as fière allure, sur cette première photo que j’ai de toi !

Après, c’est grâce à ta fiche matricule, que je peux suivre ton parcours de vie. Je découvre qu’en 1896, tu habites à Picauville, le bourg voisin des Moitiers où tu es domestique.

À partir du 5 juillet 1899, tu demeures à Cherbourg, 52 rue du Val de Saire où tu es peut-être également domestique ?

Ta vie parisienne

C’est le 14 décembre 1901 que tu montes à Paris où tu as sans doute trouvé un travail. Tu habites 55 rue d’Hauteville, dans le 10e arrondissement, tout près du 50 rue du Paradis où loge ton frère Paul. C’est certainement par lui que tu fais la connaissance de Constance Victorine QUINTON qui demeure à la même adresse. J’ai découvert que c’est celle d’une pension de famille, tenue par un LUCAS. Elle se trouve certainement à l’intérieur du grand immeuble que l’on voit encore aujourd’hui.

Le 25 novembre 1902, vous vous mariez à la Mairie du 10e arrondissement. Tu as 26 ans et Constance en a 25. On apprend par l’acte de mariage, que les deux époux et trois des quatre témoins habitent 50 rue du Paradis, donc dans cette pension de famille, tenue par Georges LUCAS, âgé de 41 ans, un gars d’Amfreville mais qui a aussi des terres aux Moitiers, l’un de vos témoins qui est dit hôtelier. Les autres sont ton frère Adolphe qui fait son service militaire à Brest, ton frère Paul et Jules HASLEY, un cousin maternel. Il n’y a aucun témoin de la famille de Constance qui vit en Mayenne.

Tes parents sont bien sûr venus à la noce et tout le monde, surtout les femmes ont mis leurs plus beaux atours et chapeaux mais ta maman porte la bonnette du pays. En haut à gauche, il y a ton frère Adolphe, dans sa tenue militaire. Entre lui et ton père, c’est sûrement Georges LUCAS. Devant Adolphe, c’est Jules HASLEY et Paul est derrière toi.  Assise devant Constance, c’est Albertine MARGUERIE, la femme de Paul. Les deux autres femmes, je ne les connais pas. Ce ne sont pas les épouses de Jules et Adolphe qui ne sont pas encore mariés. Celle, assise à gauche qui me paraît plus âgée pourrait être Mathilde CATHERINE, l’épouse de Georges LUCAS. Et je trouve une certaine ressemblance entre celle qui est à ta droite et Constance. Elle serait alors la seule représentante de sa famille mais ce n’est qu’une hypothèse.

Vous vivez au 55 rue d’Hauteville où ta fiche matricule indique que tu demeures jusqu’au 20 mai 1903. Date à laquelle vous habitez au 29 rue du Paradis avant de déménager, le 2 juillet 1905, au 44 rue d’Hauteville. Je peux suivre aussi vos différentes adresses sur les cartes postales que vous avez reçues. J’ai trouvé sur le site de la BNF, un plan de cette portion du 10e arrondissement où tu as passé tes premières années parisiennes.

Sur votre acte de mariage, vous êtes tous les deux dits employés mais je ne sais pas dans quel domaine. Est-ce employé de maison comme l’a été Constance  au moins de 1893 à juillet 1899, dans la même famille ?

Vous n’avez pas encore d’enfant et cette carte, envoyée par la famille de Constance, avec au dos « Bonne espoire » me laisse à penser que vous avez hâte d’en avoir.

Mais un enfant, tu en as peut-être déjà eu un. Mon père, au détour d’une phrase, m’a dit qu’il avait une demi-sœur qu’il n’a pas connue. La maman habitait-elle au pays où à Paris ? Est-ce avant ou après ton mariage ? Tout ce que j’espère pour elle, pour la maman et pour toi, c’est que cette enfant ait été le fruit de l’amour. La voyais-tu ? Savait-elle que tu étais son père ? Si c’était le cas, peut-être qu’un jour si elle a eu des descendants, ceux-ci découvrant mon arbre prendront contact avec moi ? Je serai heureuse alors de les rencontrer et de leur raconter ce que je sais de toi.

Le couple JAHAM-DESRIVAUX, chez qui Constance a travaillé pendant six ans, vous écrit, le 11 avril 1909 : « Sommes heureux d’apprendre que vous allez rue Roquépine. Mr COLOMBEL m’a dit que vous y serez bien tranquille ». Sans doute est-ce par eux que vous avez eu connaissance de ce poste et du logement qui va avec. C’est le 4 septembre 1909 que vous emménagez au 9 rue Roquépine, dans le 8ème arrondissement, où Constance devient concierge de cet immeuble bourgeois. La loge n’est pas bien grande mais vous avez votre chez vous

Quant à toi, je ne sais si tu as trouvé avant ou après un poste d’encadreur pour la Maison DEVAMBEZ. Avais-tu déjà travaillé le bois auparavant ? As-tu appris sur le tas comment faire des encadrements ?

Ton patron, « Edouard DEVAMBEZ s’est formé à la gravure auprès de maîtres prestigieux et en épousant en 1864, Catherine VERET qui elle-même grave, il se lie à la dynastie Muret et Veret, deux familles qui marquent la gravure du début du XIXe siècle. En 1873, il achète les locaux d‘un atelier de gravure au 5 Passage des Panoramas, dans le 2e arrondissement, puis déménage au 63 du même Passage. Papiers d’exception, gravure et fonderie de caractères typographiques, impressions d’art lithographique et typographique fondent le prestige dont bénéficie la Maison. »

Dans la boîte à trésors de mon père, il y a cette carte de la Galerie DEVAMBEZ, au 43 Boulevard Malesherbes, qui a ouvert en 1897. « Au début, c’est surtout la vente d’estampes modernes, de lithographies originales, de gravures en couleurs, ou de fac-similés d’aquarelles où se lisent les signatures des meilleurs artistes contemporains. Les premières expositions y ont lieu en et démontrent l’excellence de l’emplacement choisi pour la galerie. Dans ce foyer mondain du boulevard Malesherbes, le tout-Paris défile devant les expositions. » Je ne sais si tu exerces ton travail d’encadreur dans les locaux de la Galerie, proche de la rue Roquépine ou au 63 Passage des Panoramas où se trouve l’atelier de gravure.

De ton métier d’encadreur, il me reste quelques cadres que tu as fabriqués dont celui-ci avec une peinture signée A. DESPLANQUES.

J’ai aussi cet outil qui te sert à couper le verre pour les encadrements et ce petit bâton doré que j’ai malheureusement cassé et dont l’intérieur est noir. Je ne sais à quoi, il pouvait te servir.

Et puis, quand j’ai vidé la maison de mes parents, j’ai découvert au grenier, ces deux petites estampes qui représentent de manière humoristique la Galerie du 43 boulevard Malesherbes. Elles sont signées André DEVAMBEZ. C’est le fils de ton patron, un peu plus jeune que toi, que tu as donc sûrement connu. Elles ont été reproduites en plusieurs exemplaires, sans doute pour être offertes aux clients de la Galerie. La première, intitulée « Les célébrités chez Devambez » est une lithographie, rehaussée de gouache blanche et la deuxième « Magasin d’estampes au XVIème siècle » est une oeuvre au crayon, plume et gouache.

L’année dernière, j’ai été enchantée de découvrir qu’il y avait une exposition rétrospective des œuvres d’André DEVAMBEZ, au Petit-Palais. C’est avec beaucoup de joie que j’y suis allée, accompagnée par mon amie Rolande.

À l’entrée de l’exposition, il y avait les originaux de mes deux estampes. Quelle émotion ! Nous sommes restées longtemps, subjuguées par la diversité de ses œuvres, certaines poignantes, d’autres faisant rêver ou sourire. Tu étais très présent dans mon cœur, toi qui avais eu la chance de côtoyer cet artiste. Comme j’aurai aimé partager cela avec toi, ressentir la même émotion en contemplant la force et la lumière de ses tableaux de la Commune ou de la guerre, de ses beaux portraits, riant  de ses caricatures ou rêvant ensemble devant ses œuvres débordantes de fantaisie et d’imagination. Tu m’aurais expliqué comment étaient réalisés les cadres dont certains exposés, ont peut-être été faits par toi.

J’imagine combien découvrir ces tableaux dans la Galerie, échanger avec André DEVAMBEZ et ses parents, ou avec les artistes pour lesquels tu as fabriqué des cadres, tout cela t’a donné envie de prendre à ton tour un pinceau, toi qui n’avait sûrement jamais eu l’occasion de le faire quand tu étais enfant. Tu t’es lancé, en essayant de reproduire sur des cartes vierges des petits tableaux de paysages et de fleurs que tu avais dans ta collection de cartes postales. Et c’est ainsi que de bien jolis cailloux que tu as semés sur ton chemin de vie sont arrivés jusqu’à moi… J’ai une soixantaine de ces petites peintures à la gouache. Tu ne les a pas toutes signées mais mon père m’a dit qu’elles étaient de toi. Il y en a cependant quelques unes qui sont signées A. DESPLANQUES, comme sur le tableau que tu as encadré. On sent qu’il a plus d’expérience que toi, son coup de pinceau et sa technique sont plus affirmés. Je me dis que c’est sans doute lui, devenu ton ami, qui t’a poussé à peindre. J’aime à vous imaginer, peignant ensemble. J’ai été émue de voir la reproduction d’une partie d’un tableau de Monet dont vous avez chacun fait votre version. C’est aussi le cas de ce bouquet de fleurs, peint par l’un et l’autre. Celle de tes peintures qui est ma préférée, c’est ce paysage dont j’aime beaucoup la fraîcheur et les couleurs. 

Combien ces petits tableaux me parlent de toi, de ta sensibilité, de ta part de rêve et de tendresse, de ton plaisir à créer et travailler de tes mains. Comme j’aurai aimé partager tout cela avec toi.

Et puis, le 30 mars 1911, c’est la grande joie au 9 rue Roquépine ! Vous êtes tellement heureux d’avoir enfin un petit garçon à qui vous donnez les prénoms de Jean Constant Bernard. Jean c’est le prénom de ton frère aîné mais c’est ton frère Paul qui est le parrain. Jean a la tuberculose depuis au moins 1893 et n’était déjà pas là à votre mariage. Constant est le prénom du père de Constance ainsi que de son jeune frère. La marraine est Germaine RABIER, la fille d’une soeur de Constance dont celle-ci est la marraine. Elle a 9 ans et je l’imagine émue de porter le petit Jean sur les fonds baptismaux. Le baptême a lieu, le 2 avril, dans la grande église Saint-Augustin. Jean est un beau bébé bien potelé qui mérite un grand portrait chez le photographe !

Un peu plus tard, vous y retournez pour avoir cette belle photo de vous deux où je te sens si fier et heureux d’être papa. J’aime cette toute petite main posée sur la tienne, courte, large et épaisse, une main Terre, selon la médecine chinoise.

La vie vous sourit à tous les trois. Vous avez un logement et tous les deux un emploi et le tien a l’air très intéressant. Votre petit bonhomme fait votre joie. Je lis votre bonheur paisible sur cette belle photo, du 25 mai 1913. Vous avez un visage détendu et souriant. C’est la seule que j’ai où Constance m’apparaît ainsi. Votre petit Jean est bien mignon avec ses boucles et sa robe encore dévolue à cette époque aux petits garçons de cet âge.

Mais le 2 août 1914, votre vie bascule, c’est la guerre

Tu dois te rendre aux Batignolles avant de rejoindre la Caserne Proteau à Cherbourg où tu retrouves deux de tes frères Louis et Adolphe, pour partir à la guerre avec le 77e Régiment d’Infanterie Territoriale.

Sur la photo de groupe, je te reconnais bien, assis, le plus à gauche et Adolphe est debout, le deuxième en partant de la droite. Louis est peut-être le troisième assis en partant de la gauche mais je n’en suis pas sûre.

J’imagine ton chagrin de quitter les tiens. Cette photo de ta mère, ta femme et ton petit garçon a sûrement été prise pour que tu l’emportes avec toi au front. Elle exprime leur tristesse et leur inquiétude.

Mon père m’avait aussi montré son plus précieux trésor : toutes les cartes postales, près d’une centaine, que tu lui as envoyées pendant la guerre. Celles-là n’étaient pas dans les gros albums, mais rangées dans son secrétaire. À travers elles, je peux suivre en partie le parcours de ton Régiment mais surtout voir comment tu as essayé, tout au long de la guerre, de remplir malgré l’éloignement, ton rôle de papa et de maintenir, par ces cartes, ta présence auprès de ton cher petit garçon. J’aurai aimé toutes les relire avec toi tant elles sont touchantes mais il faut que j’en choisisse.

Au début de la guerre, tu es à la 5ème Compagnie du 77e R.I.T. avec Adolphe et vous êtes tous les deux au service des Etapes anglaises. Le 10 octobre 1914, tu écris sur une carte de Fère-en-Tardenois, dans l’Aisne :  « Mon cher petit garçon jespaire que tu ais toujours bien sage et que tu ais toujours chez tes grands parents et quil se porte tous bien je suis toujours soldat avec ton oncle Adolphe nous somme toujours en bonne santé tu embrasseras bien tou le monde pour nous ton petit papa qui pence toujours a toi et qui tenbrace bien tendrement et ton oncle aussi. »

De cette étape anglaise, tu as rapporté cette petite boîte doré dont j’ai retrouvé l’histoire.  » Les soldats britanniques sont engagés sur le front du nord de la France et en Belgique. Leur absence dans les familles pour les fêtes émeut la population. La princesse Mary, âgée de 17 ans, troisième enfant et fille unique du roi George V et de la reine Mary, en reçoit écho. Elle crée la fondation Princess Mary’s Christmas, destinée à recueillir des fonds pour offrir un cadeau de Noël aux soldats, la Princess Mary’s Box. Cette boîte, en laiton, gravée du profil de la princesse Mary et des noms des pays où les troupes anglaises étaient engagées, contenait des cigarettes ou du chocolat et bonbons pour la version non fumeur ainsi qu’une carte avec un message de la princesse: « Meilleurs vœux pour une année victorieuse ». À Noël, vous étiez donc toujours au service des Anglais et avez profité de ce cadeau sûrement bienvenu.

Le 8 mars 1915, tu envoies cette photo à Jean alors qu’il est aux Moitiers : « Mon cher petit Jean tu voi que ton petit papa a ete bien sage et que sa barbe a bien pousse je pence que tu ais en bonne sante et tes grand parents aussi tu les embrasseras pour moi ton petit papa qui tenbrasse bien tendrement. »

Dimanche 30 mai 1915 :  » Mon cher petit garçon je pence que tu ais toujours bien sage J’ai reçu ta photo et je voi que tu as beaucoup grandi et que tu as toujours tes beaux cheveux et quand ton petit papa reviendera tu vienderas avec lui pour les faire couper ton papa qui tembrasse bien tendrement et puis ta maman aussi. »

Ton livret militaire ne mentionne pas de permission avant le mois de septembre 1915 mais peut-être as-tu pu venir quelques jours, au vu de cette photo sur laquelle ton petit Jean a les cheveux courts et au dos de laquelle est écrit « Bamboula 15 août 1915 » ? C’est sûrement une photo prise dans le jardin de la « Villa Bamboula », 15 allée des Belles vues à Garches, dans les Haut-de-Seine. C’est là qu’habitent, à cette époque, Monsieur et Madame JAHAM-DESRIVAUX. Constance et Jean se sont faits beaux pour aller les voir. Etais-tu là ou est-ce eux qui ont pris la photo pour que Constance te l’envoit ?

Dans la plupart de tes cartes, tu dis que tu te portes bien mais dans certaines, sans doute parce que tu vis des moments particulièrement durs, tu lui parles aussi de tes conditions de vie au front. Tu indiques rarement où tu es, on peut juste le deviner par l’image mais cela ne dit pas si tu y es passé où si tu y es encore. Mais là, au dos de cette carte, tu notes « 22 septembre 1915, Desire Freret 77eme ordonnance du major Leroy à Auve Marne. Mon cher petit choux je ta sure que je ne vai pas bien je ne peux pas manger et apeine ci je peux me trainer jespaire que sa va retourner mieux et puis je ta sure mon petit que le canon marche et il y va avoir bien des soldats qui vont aitre tué pauvre petit chéri je pence que tu ne veras jamais s’est chauses la je vous embrasse bien fort tous les deux. »

Au début du mois d’avril, tu as dû recevoir une lettre de tes parents t’apprenant que le 26 mars, ton grand frère Jean a succombé à sa maladie. Tu corresponds souvent aussi avec ton frère Adolphe, signalant quand tu n’as pas de nouvelles de lui depuis un moment. Tu es moins inquiet pour ton frère Paul qui, étant de constitution fragile, a été envoyé à l’arrière dès le début de la guerre. Le 15 janvier 1915, Adolphe est blessé à la jambe gauche par un éclat d’obus et évacué vers l’arrière, pendant plusieurs mois, d’où sa présence à Coëtquidan.

« Coetquidan le 3 Decembre 1915 Mon cher Bernard  j’ai reçu tes deux carte aujourd’hui je suis trez content de savoir que tu sois toujours en bonne santé tant qu’a la mienne elle est assez bonne aussi tu me dis quil fait pas chaud  ou tu est mais je tassure qu’a coetquidan il ne fait pas chaud n’an plus sur cette villaine butte et il tombe de l’eau tous les jours et il faut sortir quand même, les pieds moullés tout le temps il nous ont donner un poil mais il nous donne 4 kilo par jour de charbon il y en a appeuprez un littre allor on peut se chauffer et se secher Je finie ma carte en te serrant la main tu me dis que tu est plus ordonnance et tu est rentré a la 2eme cie moi jai encore juste 15 jours a rester a coetquidan. »  

 Adolphe retourne au front avec le 136e Régiment d’Infanterie, le 12 mars 1916.

14 décembre 1915 : « Mon cher petit garçon comme je sait que tu aime bien les soldats je ten voie cette carte pour mettre dans ton album que ton petit papa ta chetera quand il sera rentré apres la guerre ton papa qui tembrasse bien et ta maman aussi. »

Pour la nouvelle année 1916, tu reçois cette lettre de la part d’Edouard DEVAMBEZ qui s’adresse à toi dans des termes amicaux. Il va t’envoyer cinq francs chaque mois. J’ai calculé que cela ferait environ vingt euros de nos jours.

18 janvier 1916 : « Mon cher petit garçon je te remercie bien de tes jolies fleurs et de tes mandarines et chocolat tu ais un bon petit garçon je pence que tu vas toujours mieux et ta maman aussi je pense que tu as reçu le bouquet de fleurs que je tai envoyer aussi j’ai bien reçu les deux colis je vous embrasse bien tous les deux. »

Parmi les trésors de la boîte, il y a aussi cette bague que tu as sculptée au front pour Constance. J’ai découvert que pour fabriquer ces bagues, vous utilisiez l’aluminium des fusées d’obus allemands qui déclenchaient l’explosion de l’obus. Vous découpiez directement des rondelles dedans et la bague était ensuite sculptée, limée et polie au papier émeri.

26 mars 1916 : « Mon cher petit garçon voi tu ces tombes qui sont dans les champs ton papa travaille tout près cela est bien triste a voir mais jespaire que tu auras pas sest chose la a voir et tous sest pauvre petits qui sont aublige de quiter leur maison et qui pleures et ont froid cart il tonbe de la naige qui nais pas chaude ton papa qui embrasse bien tous deux et pence a vous. »

Peu après, tu apprends que ton frère Louis qui avait été réformé pour bronchite chronique, au début de la guerre, est décédé le 29 mars 1916.

7 août 1916, tu passes au 78e Régiment d’Infanterie Territoriale. Au début de la guerre, ce régiment, parti de Saint-Malo était constitué presque uniquement de Malouins et de Dinannais.

19 octobre 1916 : « Mon cher petit garçon toi aussi tu ferais bien comme ce petit garçon dans le casque Boche tu voi il ne les aime pas les casques à pointe et moi non plus je ne les aime pas mais j’aime bien mon petit garçon et je t’embrasse bien fort. »

En 1917, tu as moins envoyé de cartes mais parce que tu as pu avoir davantage de permissions. J’ai été étonnée de voir que tes destinations de permissions ne sont pas Paris mais les Moitiers. Je ne sais pas si tu passes rue Roquépine à l’allée ou au retour ou si à chaque fois ce sont Constance et Jean qui te retrouvent aux Moitiers, comme tu l’évoques plusieurs fois.

As-tu pu revoir Adolphe, ton jeune frère dont tu étais très proche, avant qu’il ne décède, intoxiqué par les gaz, le 12 février 1917 à Tahure, dans la Marne, au cours de son exercice en première ligne ? Tu as reçu une petite photo des funérailles qui lui ont été faites par les soldats de son régiment, décorant sa tombe avec ce qu’ils pouvaient.

Le 17 juin 1917, tu écris à Constance que Paul t’a demandé d’essayer d’avoir ta permission en même temps que la sienne, vos parents en seraient bien contents. Vous êtes leurs deux seuls enfants encore en vie. Mais tu dis que ce n’est pas facile et que ta permission aurait plutôt tendance à être retardée qu’avancée. Avez-vous pu vous réunir tous quand tu es venu en juillet ? C’est la dernière fois que tu vois ta maman qui décède le 18 août.

Auparavant, le 30 mai 1917 : « Mon  cher petit garçon Je pence que tu tais bien regaller dimanche avec tes cousins et puis je pence que tu as encore eut la croix cette semaine et que tu nais pas mechant et que tu obeys bien a ta maman ton petit papa qui tembrasse bien. » Et cette photo de toi dans la tranchée, datée du 26 mai est jointe sûrement à la carte.

20 janvier 1918 : « Mon cher petit garçon je te dirai que nous parton demain matin ce qui va retarder ma per de quelques jours nous avons 7 etapes a faire je vous embrasse bien tous les deux toi et maman ton papa qui pense a vous et a bien tot. »

26 février 1918 :  » Mon cher petit garcon Je pense que tu vas mieux et que tu vas bien tot retourner a lecole et que dans 4 mois tu me feras encore une grande surprise comme cette fois ton papa qui tembrasse bien et pence a toi tu embrasseras ta maman pour moi. »

Tu envoies une carte le 1er avril 1918,  puis une le 3, et une autre le 7 à Constance. Pressentais-tu que les combats allaient être plus violents ? Cette carte sera la dernière que ton petit Jean recevra.

9 avril 1918 : « Mon cher petit garçon je tenvoi cette carte et des violettes et ci tu etais ici tu pourrais en ceuillire cent il y en a je pence que tu vas bien et ta maman aussi et que tu vas toujours a lecole et aprend toujours bien ton papa qui vous embrasse bien tous les deux et pence a vous. »

Ce n’est que le 17 mai que le Maire du 8e arrondissement reçoit ce courrier pour prévenir Constance de ton décès. J’imagine l’angoisse qu’elle a dû vivre de ne recevoir aucun signe de toi pendant plus d’un mois et la douleur qui l’étreint à cette annonce.

Un autre courrier a été envoyé. au mois de juin pour préciser le lieu de ton décès, à Ambleny, dans l’Aisne.

Sans doute est-ce à ce moment-là, qu’ont été renvoyés ton livret militaire et puis surtout  cette étiquette qui m’émeut beaucoup. Tu devais la porter sur toi et le lien a été coupé pour la retourner à la famille. Elle est en parchemin et avait été scellée, sans doute à ton poignet même si le cordon me paraît un peu long. L’as-tu portée tout le temps, dès que tu es arrivé au 78e R.I.T, ou t’a-t-elle été mise au moment où tu as été blessé ? Je pencherai pour la première hypothèse car sinon elle n’aurait pas eu le temps, en une journée, de s’enrouler ainsi sur elle-même et de s’imprégner de ta sueur et de la poussière des chemins. L’inscription en haut « H.O.E. B/51 » a dû être rajoutée quand tu as été transporté vers l’Hôpital d’Evacuation d’Ambleny.

Sûrement est-ce aussi en même temps qu’a été retournée une lettre de ta cousine Juliette BISSON, datée du 9 avril. Venais-tu de la recevoir et la portais-tu sur toi quand tu es décédé ou est-elle arrivée à ton régiment après ton décès et retournée à la famille ? J’ai été touchée de découvrir cette lettre affectueuse de trois pages dans laquelle ta cousine te parle de la vie au pays, de ses travaux avec sa mère et ses soeurs, te donne des nouvelles de son fiancé Albert et de ses frères, tous trois au front. J’espère que tu auras eu le temps de la lire et que ce témoignage de l’affection que tous les tiens te portent a accompagné tes derniers instants.

J’ai mis un peu de temps à retrouver qui est cette cousine Juliette. Heureusement, elle avait laissé un indice dans sa lettre, écrivant qu’elle avait assisté à l’enterrement d’Auguste DOREY, oncle de son Albert. C’est une cousine issue de germain par les HASLEY. J’aurai tellement aimé retrouver un ou une de ses descendants pour qu’il me parle de cette charmante cousine. Il s’en est fallu de peu. Juliette et Albert DOREY n’ont eu qu’un fils qui est devenu prêtre et curé de Barfleur. Il est malheureusement décédé deux ans avant que je n’arrive à identifier Juliette.

Plus tard, Constance a reçu l’Historique de ton régiment dans lequel sont listés les 366 soldats qui sont morts au front, une médaille militaire  et ton hommage de « Mort pour la France ». J’ai appris que C.M. voulait dire Compagnie de Mitrailleurs.

Le 29 août 1919, ton petit Jean a été adopté comme pupille de la nation. « Ceux-ci bénéficient d’une tutelle particulière de l’État, soutien et protection jusqu’à leur majorité. Ce sont des enfants dont le père, la mère ou le soutien de famille est décédé au cours de la guerre ou  dans l’incapacité de travailler à cause de blessures ou de maladies contractées au cours de la guerre. Près d’un million d’enfants ont été concernés à la suite de la guerre de 1914-1918. »

Tes derniers mois et le lieu où tu reposes

Je voulais en découvrir plus sur les circonstances de ta mort. Par ton livret militaire, j’avais quelques indications  complémentaires. Tu as eu « par éclat d’obus une plaie à la  joue gauche et une plaie au séton de l’épaule avec  lésion du poumon ». J’ai découvert qu’une plaie au séton, c’est une blessure causée par un projectile ayant traversé des parties molles, et qui présente un orifice d’entrée et un orifice de sortie.  Mais  j’ai longtemps cherché ce qu’étaient les « Creutes des Bourguignons », dans l’Aisne.

Suite à des conseils sur un forum d’échanges, je me suis rendue au Service Historique de la Défense au château de Vincennes, pour consulter le J.M.O (Journal de Marches et Opérations) de ton régiment au moment de ton décès, donc le 78e Régiment d’Infanterie Territoriale.

J’ai appris que dans un JMO, « chaque jour sont notifiés les faits, combats, manoeuvres, travaux ou reconnaissances, accompagnés des objectifs visés et des résultats obtenus. Sont aussi indiqués de manière systématique la composition du corps (effectifs, encadrement et mutations), les itinéraires suivis, les emplacements des camps ou des cantonnements, ainsi que les décorations et citations individuelles. Le texte peut se réduire à une chronologie très succincte, en raison même du rythme de la bataille. « 

On m’a confié un grand registre noir que j’ai feuilleté page à page pour essayer de retrouver trace de ton décès, mais arrivée à la dernière page, j’ai dû me résoudre, à l’idée que je ne trouverai rien car le 78e R.I.T. avait été dissous avant ton décès. J’étais triste me disant que je ne saurai jamais ce qui a provoqué ta mort. Je n’avais plus qu’à rendre le registre mais, au moment de le prendre, je l’ai retourné et ai découvert qu’un petit cahier était attaché au dos. J’ai été très émue de voir que c’était le Journal de Marches du 78e R.I.T. du 30 Novembre 1917 au 31 Janvier 1919.

Contrairement au gros registre où les faits étaient décrits succinctement, celui-ci était très bien écrit et documenté. J’ai pu ainsi revivre les dernières mois que tu as vécus au front. Cela faisait vraiment écho aux cartes envoyées à ton petit garçon.

Tes derniers mouvements avec le 78e R.I.T.

Du 4 au 21 janvier 1918, le bataillon est en repos à Wassy. Après les quatre premiers jours consacrés à l’installation du cantonnement pas aménagé pour l’hiver, « les jours suivants, les matinées furent laissés aux hommes pour leur repos, leurs soins de propreté et l’amélioration de leurs cantonnements ; et les après-midis ont été employées aux théories morales ou techniques, exercices divers brefs et variés ; il s’agissait d’occuper et instruire les hommes en évitant toute fatigue et ennui. »

Du 22 janvier au 7 février, dans les Vosges : « La  48e division se transporte de la région de Wassy dans la zone de Charmes, par voie de terre. Le mouvement commencera le 21 janvier et comportera 6 étapes séparées par 1 jour de repos. Mais le 20 janvier la disposition est modifiée pour le 78e R.I.T. qui faisant mouvement par voie ferrée embarquait troupes, animaux et matériels à Wassy et débarquait le même jour à Mattaincourt Hiemont ».

Le 8 février, départ pour Nancy où le bataillon est mis à disposition du Général commandant la place de Nancy, pour divers travaux de surveillance intérieure et sur les voies extérieures et d’aide aux réfugiés. Le 78e R.I.T. est relevé de Nancy, le 13 mars ; le 16 , il est à Toul, le 17 à Ourches où il reste jusqu’au 22 mars où il arrive à Commercy, mis à disposition du service téléphonique pour travaux de canalisations téléphoniques.

Puis c’est l’Offensive allemande du printemps 1918, la 48e division  est mise à la disposition du GA.N. (le Groupe d’Armées du Nord). « Elle doit interdire à l’ennemi le passage du canal Oise-Aisne entre Champs et Pont-Saint-Mard. Les 12 et 13 avril elle prend ses emplacements de combats. Les éléments non mis en secteur devront s’employer à l’organisation des nouvelles positions et particulièrement à la création de boyaux. »

« Le 10 avril le bataillon stationné à Francport se porte à Hoffémont (?) où il cantonne […]. Le 11 avril il se dirige sur Morsain dans les environs de laquelle localité il cantonne ou bivouaque ; enfin le 12 avril, à la tombée de la nuit, il se porte aux Creutes des Bourguignons, sises à la naissance du vallon, E.N.E. (Est-Nord-Est) de Selens et lesquels seront le lieu de cantonnement du bataillon. »

« Les Creutes des Bourguignons, carrières de pierre calcaire, exploitées en galerie avaient été détruites partiellement par l’ennemi lors de sa retraite en mars 1917 et n’offraient aux entrées surtout que des amoncellements de blocs. Une amélioration urgente et profonde s’imposait. La pierre prise sur place et les autres matériaux fournis par le parc du Génie de la DI ou enlevés aux cantonnements bombardés et évacués de Selens et Trosly-Loire ont permis l’aménagement des Creutes […]. Le bataillon du 78 RIT en collaboration et sous la direction de Cie 15/62 du Génie doit organiser la zone du secteur sise entre la ligne des réduits au 12 (Trosly-Loire – Mt Guny – Pont-St-Mard) et la vallée de Vezaponin et Bagneux au Sud […] et dans ce but créer d’abord le réseau de boyaux devant permettre, en cas d’attaque, les troupes de renforts de l’arrière vers l’avant. A ces four…. de boyaux sont employés depuis le 14/4 les hommes disponibles des Cies d’Infanterie et de la CM soit un total de 330 travailleurs environ. Le premier boyau en construction (Boyau D2) reliera Trosly-loire à la tête du vallon des Bourguignons. »

« Sur ces chantiers vus des observations terrestres de l’ennemi, le travail a lieu de nuit ; les travailleurs ont la tâche quotidienne d’1 m3 500 de terre à enlever. Dans ce nouveau secteur dès le début de son séjour, le Bt a subi quelques pertes soit du fait de l’ennemi soit d’accident ». Le travail dans les Creutes est très dangereux, un des soldats, François BARNABE, meurt étouffé accidentellement sous un éboulis, le 19 avril.

C’est donc à Selens, dès le début des travaux, en allant chercher de l’eau – sans doute était-ce difficile d’y aller de nuit – que tu as été si gravement blessé le 14 avril et que tu meurs dans l’ambulance qui t’emmenait à l’H.O.E. B/51 d’Ambleny où ton décès est constaté. Celui-ci se trouvait à 17 km de Selens. Il avait été construit depuis peu. Dans « Ambleny, le temps d’une guerre, Journal d’Onézime Hénin », ce dernier écrit  « 31 décembre 1917, il arrive des ouvriers pour faire une ambulance au Pressoir ». C’est un hôpital entier qui fut construit en bordure de la voie ferrée, à proximité de l’actuel cimetière militaire. Il comprenait une dizaine de baraquements.

« Les H.O.E., (Hôpitaux d’Origine d’Etapes) sont des formations sédentaires installées à proximité d’une gare régulatrice : ils ne sont que des étapes de tri et de répartition avant l’évacuation vers l’arrière. Seuls les blessés intransportables y effectuent des séjours longs. Au fil de la guerre, compte tenu de leur importance, on distinguera des HOE B et des HOE A.

  • HOE B: formations sanitaires constituant aux armées de grands centres de traitement et d’évacuation.
  • HOE A: formations sanitaires ne pratiquant que l’évacuation et n’étant dotés que de quelques lits d’hospitalisation.

Dans un second temps, souvent après 1, 2, ou 3 semaines de soins que le blessé ou malade, après avis favorable du médecin-chef, sera dirigé sur la ZI (zone de l’ Intérieur) vers un département désigné à l’avance et attribué à l’Armée n°X d’où provient le blessé ou malade. »

Aller là où tu reposes…

Sachant tout cela, j’ai voulu aller sur place, accompagnée par ma fille Anne-Claire car je savais combien cela allait être fort en émotions. Mais arrivées à Selens, comment localiser les Creutes ? Ce petit village semblait désert jusqu’à ce qu’on rencontre un monsieur dans son jardin. C’était la bonne personne, passionné par tous les souvenirs de la guerre qu’il collectionnait, il nous a indiqué le chemin à prendre. Nous avons donc pu aller voir ces Creutes où tu as laissé la vie mais nous n’avons malheureusement pas trouvé la source à laquelle tu as sans doute été chercher de l’eau.

À l’horizon, c’est Trosly-sur-Loire.

Grâce à l’indexation des cimetières militaires, j’ai découvert que tu reposes à la Nécropole « Bois Robert » d’Ambleny et où s’y trouve ta tombe, ce que j’ignorai. Alors que mon père avait précieusement tout gardé te concernant, je n’ai pas de courrier informant ta femme de ton lieu de sépulture définitive. Les familles ont-elles été prévenues ?

« La loi du 29 décembre 1915 a décrété que les combattants ont droit à une sépulture perpétuelle. Après la guerre, les petites nécropoles militaires, formées à l’occasion des combats, sont innombrables. À Ambleny, le cimetière du Pressoir est le plus important. Il avait pour origine l’hôpital militaire de campagne situé entre le cimetière actuel et la route de l’écluse. » C’est sans doute là que tu as d’abord été enterré.

« Dans les années vingt, les petits cimetières ont été regroupés dans de grandes nécropoles nationales comme celle appelée « Bois Robert » d’Ambleny. Cette nécropole française, créée au lendemain de la Première Guerre mondiale, en 1923, sur une superficie de 36 400 mètres carrés, est la plus importante du département de l’Aisne avec 11 232 corps, dont 3 076 dans quatre ossuaires et 76 civils. »

Quelle tristesse émane de cet immense champ de tombes et que d’émotion en découvrant la tienne ! Plus tard, j’ai retrouvé aussi ton nom, gravé dans l’Église de ton quartier où tu es prénommé Bernard sans doute à la demande de Constance qui devait préférer t’appeler ainsi.

Me voilà arrivée à la fin du récit de tout ce que j’ai pu rassembler sur ta vie trop brève. Mettre en mots ce que tu as vécu, raconter tous ces petits indices qui m’ont permis de découvrir un peu plus qui tu étais, me rend d’autant plus triste de ne pas t’avoir connu, sentant combien tu aurais été un grand-père enjoué et affectueux, avec qui j’aurai tant aimé partager. Regret aussi de ne pas l’avoir fait deux ans plus tôt pour que Bernard, mon grand-frère, ton petit-fils qui a hérité de ton prénom ait pu le lire, avant de nous quitter trop tôt. Mais en même temps, je suis vraiment heureuse de l’avoir écrit pour te faire revivre, plus concrètement dans mes pensées et aussi pour que tes cinq arrière-petits-enfants et tes douze arrière-arrière-petits-enfants te découvrent et sachent combien tu étais aimé de tous ceux qui t’entouraient.

Ta petite-fille qui pense à toi, qui t’aime et t’embrasse tendrement. ​

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