Jacques François HALLEGATTE et Marie LACHET, mes Sosas 38 et 39, tisserand et fileuse

Parmi mes ancêtres dont le métier tournait autour du fil, essentiellement des maîtres tailleurs et des tisserands, j’ai choisi de présenter ce couple de la Manche l’un des deux seuls de ma généalogie pour lequel j’ai trouvé mention d’un de ces métiers pour les deux conjoints, ayant, hélas, très peu de femmes dont la profession est précisée.

Jacques François HALLEGATTE voit le jour, le 15 août 1779, à Picauville, bourg au cœur des marais du Cotentin. Il est fils de François, journalier puis cultivateur et de Marie Thérèse PHILIPPE. Je ne lui connais que deux frères, Jean François, son aîné, né en 1778, avant le mariage de ses parents et Pierre, son benjamin, né en 1784.

Marie LACHET est née le 16 mars 1782 à La Bonneville, fille de Jean Baptiste, couvreur en paille et laboureur et de Marie Anne LEGIGAN dit LAUNEY. Je ne lui connais qu’un frère cadet, Jean Baptiste, né en 1785.

Leur mariage

Ils se marient le 18 novembre 1806 à la mairie de La Bonneville puis le même jour y célèbre religieusement leur union. Les parents de Jacques François ainsi que le père et le frère de Marie, sont témoins et signent. Il a 27 ans et elle en a 24. Au préalable, ils avaient contracté mariage, le 17 novembre, à Picauville.

Le contrat nous apprend que Jacques François est tisserand. Son père ne l’était pas mais peut-être a-t-il appris son métier auprès de son grand-père maternel, Joseph Jacques PHILIPPE et hérité de son métier à tisser ? Mais je ne sais s’il l’a connu.

Marie apporte en dot : « sept cent treize francs dont deux cent francs provenant de la maison paternelle et le surplus provenant du fruit des travaux de la ditte future sans que le dit son père y ait ce participé en manière quelconque et desquels meubles le detail suit : une armoire de bois de chêne à deux panneaux fermant à clef, un lit complet, ciel, pentes et rideaux de cadrille, et couverture de droguet rayé, six draps de lit, deux douzaines de chemises, une douzaine de mouchoirs de cou, quatre de poches, deux douzaines d’équipage de linge, une douzaine de picardet (?), deux paires de poches, quatre tayes à oreillier, huit habits complets de différentes étoffes et couture, une plissé de droguet g…, un bagnolet, une jupe piquée, un rouet à fil, un troail, un dévidoir, six chaises empaillées et une vache à lait »

Marie a donc constitué, elle-même, plus des deux tiers de sa dot. Est-ce le père, fière de sa fille ou celle-ci, fière d’avoir grandement contribué à sa dot, qui a tenu à ce que ce soit précisé de manière appuyée ? Sans doute est-ce par son travail de fileuse que l’on découvre grâce à la mention de ses outils dans la liste des biens qu’elle apporte ?

Sur mes différentes cartes postales de la Manche, présentant des fileuses au rouet, on ne voit pas de pédales. La roue du rouet semble être toujours actionnée à la main comme ici, rendant le travail plus dur.

Le « troail » est sûrement le « travouil », dévidoir pour mettre le fil en écheveaux. Le fil passe du fuseau sur le travouil, permettant ainsi de former l’écheveau, qui est ensuite transféré sur le dévidoir pour être pelotonné. Marie filait-elle toujours au rouet ou aussi avec une quenouille et un fuseau, comme sur l’image ci-dessous ? C’est sans doute au moins ainsi qu’elle a dû apprendre mais avec qui, je l’ignore, ni sa mère, ni ses grands-mères étaient dites fileuses mais elles l’étaient peut-être…

Cette photo n’est sûrement pas prise en Normandie où les femmes portent la bonnette ou la coiffe, pour les jours de fête, et où les rouets sont à grande roue. Mais son intérêt est d’illustrer un « travouil ».

Quelles fibres, Marie filait-elle ? La dot mentionne une couverture de droguet qui est un tissu tramé de laine sur une chaîne de lin. Pas sûr qu’elle ait eu des moutons, elle devait plutôt acheter de la laine déjà cardée. Le lin comme le chanvre sont cultivés à l’époque, dans ces communes des marais du Cotentin. Son père en produisait peut-être pour le travail de sa fille ? Les fibres de lin sont extraites de l’écorce de la tige de la plante. La matière textile est récupérée en deux opérations : le « rouissage », élimination du liant entre fibres, et le « teillage », séparation des fibres. Il en sort un produit brut, la « filasse », qu’on doit peigner afin d’en éliminer les fragments de tiges et les fibres trop courtes. La fibre de chanvre est extraite de cette plante par des procédés semblables, mais elle est plus grossière et moins régulière.

Leurs enfants

Comme leurs parents, ils n’auront pas une famille nombreuse. Ils ont trois enfants, en dix ans, tous nés et baptisés à l’église de Picauville où la famille demeure. Marie a donc eu des grossesses espacées, ce qui n’est pas souvent le cas. Et leurs deux filles portent de doux prénoms qui laissent penser qu’elles étaient attendues.

L’aîné qui se prénomme Jacques François, comme son père, naît le 15 août 1807. Il devient aussi tisserand et se marie avec Marie Rosalie MAURIN, à Picauville, le 26 mai 1843.

La cadette, Aimable Désirée, vient au monde le 4 avril 1813 et épouse, le 19 mai 1835, Jean Pierre LECHEVALIER, également tisserand. L’époux est un enfant naturel, déclaré à la naissance par son grand-père, charpentier. Peut-être a-t-il appris son métier avec son futur beau-père ?

La benjamine est mon ancêtre, Marie Sophie Désirée, née le 5 mai 1817 qui convole, le 20 novembre 1840, avec Jean François HASLEY, lui aussi tisserand, demeurant aux Moitiers-en-Bauptois, de l’autre côté du marais.

Leur fin de vie

Marie décède la première, le 16 juin 1839, âgée de 57 ans. Elle n’aura donc pas eu le bonheur d’assister au mariage de son aîné et de sa benjamine et ne connaîtra que ses deux premières petites-filles. Elle a sans doute dû apprendre à filer à ses filles mais aucune des deux n’est dite fileuse par la suite. Et c’est probablement sa petite-fille, Marie Anne HASLEY, mon arrière-grand-mère, qui a hérité de son métier à tisser que l’on retrouve également avec un travouil et un dévidoir dans sa dot. À moins que cet héritage lui soit venu de sa grand-mère paternelle, Anne Louise LACAUVE, elle aussi fileuse et qui a vécu assez longtemps pour lui apprendre. Mais Marie Anne n’en fera pas son métier, elle sera couturière.

Le 19 juillet 1847, Jacques François, alors âgé de 68 ans, fait donation à ses trois enfants « d’immeubles et rentes lui appartenant : une maison à usage d’étable et un appentis ; une parcelle de terre en pré, contenant environ treize ares, abornée d’un côté par la Douve, à prendre dans le Pré des Isles ; une autre parcelle de terre, nature de labour, de trente-quatre ares, nommée Le Petit Clos ; une rente de sept francs vingt quatre centimes et une autre de trois francs quarante sept centimes. Et d’immeubles qui appartenaient à feu dame HALGATTE ; une pièce de terre en labour, nommée Le Gerry, contenant environ vingt ares ; une autre pièce, de même nature, avec la petite maison qui est dessus, sise près du marais. Et les biens composant la communauté, suivant leur contrat de mariage. » Ces biens sont partagés équitablement, en trois lots, entre ses enfants qui en seront propriétaires à son décès. Certaines des terres en labour et des prés sont coupés en deux mais l’acte prévoit le droit de passage entre les pièces. On ressent combien il souhaitait que tout se passe bien entre ses descendants et qu’aucun ne soit lésé.

Les quelques localisations permettent de situer ses propriétés dans le sud de Picauville, proche de la rivière Douve et des marais qui la bordent. Les biens provenant de Marie sont à La Bonneville.

Extrait de la Carte de Cassini – Geoportail

Ces biens nous confirment que si Jacques François était tisserand, il devait cultiver aussi sur ses parcelles de terre en labour, sans doute notamment du lin et du chanvre qu’il traitait pour ensuite le tisser.

Et quelques jours après, le 23 juillet, Jacques François, « déjà avancé en âge, pour être à portée de recevoir plus facilement les services dont il pourra avoir besoin par la suite, son fils et sa famille vont aller habiter avec lui ; mais pour cette commune résidence les parties n’entendent établir aucune communauté de biens » Pour éviter la confusion de leur mobilier, s’ensuit l’inventaire des biens du père : « une court…, une paillasse, un lit de plume, un traversin, un oreiller rempli de plumes, une couverture en droguet et une en catalogne ; une armoire en chêne ; draps de lit ; douze chemises à usage d’homme ; trois pantalons ; trois gilets et trois vestes rondes en droguet , deux cravates, deux bonnets de coton, un chapeau, une paire de souliers, une paire de meules à sarrasin, un métier à tisser avec ses accessoires notamment six paires de lames, deux plioirs et trois souples et enfin un tonneau de quatorze hectolitres ».

Cet inventaire modeste nous apporte des informations touchantes sur ses biens et ses activités. La couverture « en catalogne » a dû être tissée à partir de tissus récupérés et découpés en bandelettes. La « paire de meules à sarrasin » nous indique qu’il cultivait également pour pourvoir aux besoins nourriciers de la famille. Le sarrasin est fréquemment cultivé et les galettes et la bouillie de sarrasin sont une base de l’alimentation locale. Le « tonneau de quatorze hectolitres » nous donne à penser que son pré, bordant la Douve est planté de pommiers dont il fait son cidre.

Le tisserand, peint par Paul Sérusier, en 1888, en Bretagne, devait bien ressembler à mes tisserands normands.

Son métier à tisser confirme qu’il exerce son travail à domicile, à destination des habitants du bourg de Picauville et villages environnants. Peut-être aussi que lui, son fils et ses gendres vendaient leurs productions sur le marché hebdomadaire de Pont-l’Abbé, quartier commerçant de Picauville, qui devait déjà attirer bien du monde comme on le voit une soixantaine d’années plus tard, sur cette carte postale.

Très intéressante aussi la mention des accessoires de son métier à tisser qui m’invite à décrire les étapes de son travail. Chaque fil de chaîne passe au travers de l’œillet central d’une lisse, fine tige de métal ou ficelle. Les lisses sont montées dans des lames – appelées aussi cadres – suspendues, par des poulies, au harnais du métier à tisser. Ces lames sont des composantes essentielles du métier à tisser. Chacune peut être élevée où abaissée par le tisserand au moyen d’une pédale. En soulevant ou en abaissant certaines lisses, le tisserand ouvre un passage entre les deux nappes de fils de chaîne. Cette ouverture, dénommée « pas » ou « foule », permet le passage de la navette qui insère un fil de trame entre les deux nappes. Le tisserand ramène ensuite le peigne et tasse le tissu qui s’enroule autour de l’ensouple avant. (1)

Wikipedia

Jacques François possède trois paires de lames, qui doivent compter plus ou moins de lisses, ce qui lui permet de tisser différentes armures de tissu. Les trois « souples » dont il est question dans l’acte sont certainement des ensouples, gros cylindres qui reposent sur le bâti du métier. L’ensouple arrière dite »porte-fil » sert à enrouler la chaîne. L’ensouple, avant dite »porte-étoffe » enroule les portions tissées. Je ne sais pas à quoi servaient les deux plioirs qui sont mentionnés dans l’acte.

Jacques François vivra encore sept ans, entouré par son fils et sa famille et s’éteindra, à 74 ans, le 15 mars 1784, après une vie bien remplie.

Le fait d’avoir trouvé plusieurs actes notariés concernant ce couple a aussi motivé mon choix pour cet article qui m’a en retour permis, en l’écrivant, de me sentir plus proche de cette famille attachante et fière de ces ancêtres qui ont certainement travailler dur mais dans un métier qu’ils devaient aimer pour avoir eu envie de le transmettre à leur fils et de marier leurs filles à des époux de même profession. Après lui, seul son petit-fils, Armand LECHEVALIER, sera tisserand. Le tissage connaît alors, deux transformations importantes. Je n’ai pas de données pour la Manche où l’industrialisation a été plus tardive. Mais dans l’Orne, de 1832 à 1840, c’est le début de l’introduction du coton dont le cours est fluctuant et de plus en plus vers la hausse. Dans le même temps la fabrication de tissu se mécanise à grande vitesse et le tisserand devient un ouvrier de fabrique. « Dans la région de la Ferté-Macé, le tissage à la main disparaît presque complètement (29 000 tisserands en 1860, 10 000 en 1874, 3 000 en 1886, 600 en 1899). Dans le sud domfrontais, le tissage des toiles de lin et de chanvre existe toujours en 1914, mais il ne sert qu’à fabriquer quelques articles spéciaux » (2).

En France, pendant leurs vies

Qu’ont-ils perçus, dans leur bourg tranquille, de tous les bouleversements politiques qui se sont succédé de leur naissance à leur mort. Leurs pères ont-ils participé à la rédaction de cahiers de doléances, au moment de la Révolution ? Comment ont-ils suivi les premiers États généraux, la Première République, puis le Directoire en 1795, le Coup d’état de 1799, suivi par l’Empire de 1804 à 1815 avec ses longues campagnes meurtrières. Ils ont sûrement été touché, dans leur entourage, par le poids de la conscription militaire. « La Manche, département rural et peuplé doit fournir chaque année un quota important de jeunes gens -tirés au sort – en âge de faire la guerre : 1604 jeunes hommes en 1806, 2181 en 1809, 3793 en 1812, 7727 en 1813. » (3) Ils ont connu aussi louis XVIII, au pouvoir en 1814, puis Charles X sur le trône en 1824. Comment les échos des Révolutions de 1830 et de 1848, encadrant le règne de Louis Philippe, sont-ils venus jusqu’à eux ? Louis Napoléon Bonaparte, encore président de l’éphémère Deuxième République est-il passé par Picauville lorsqu’il est venu en 1850 visiter l’Arsenal de Cherbourg ?

Ont-ils entendu parler de l’invention, par Jacquard en 1801, à Lyon, du métier à tisser mécanique programmable avec des cartes perforées, qui allait bouleverser leur profession en accélérant sa mécanisation ? Et l’écho de la Révolte des Canuts est-il parvenu jusque dans la Manche ?

Voici mon lien avec eux.

Sources

(1) Métier à tisser, Wikipedia

(2) Tisserands à main du bocage ornais (1860-1914), Gérard Bourdin, in « Le Pays Bas-Normand, N°4 1987

(3) La Manche toute une histoire, Archives départementales de la Manche

2 réflexions sur “Jacques François HALLEGATTE et Marie LACHET, mes Sosas 38 et 39, tisserand et fileuse

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