F comme… Fonds de commerce

C’est encore à Paris que nous retrouvons la famille BOUTRON qui compte de nombreux de marchands de vin.

Marchands de vin à Paris au XVIIe et XVIIIe siècle

En 1709, à Paris, il est censé se vendre au détail 200.000 muids de vin par an, soit 53 600 000 litres, un muid, jauge de Paris, contenant environ 268 litres. Dans cet immense marché parisien, le commerce de vin est multiforme. Avant le XVIIe siècle, l’exercice de ces commerces était, pour l’essentiel, libre – aucune compétence n’était requise – et pour ce qui est du commerce de gros, il n’était souvent qu’une activité accessoire, exercé par des notables bourgeois, échevins ou personnages d’une haute situation. Quelques mesures particulières de type statutaire, concernant d’abord les marchands de vin en gros, furent prescrites par l’arrêt du parlement de 1577 : obligation faite aux marchands de vin de n’exercer que leur métier et de se faire enregistrer à l’Hôtel de ville, interdiction de prendre à ferme les impôts sur le vin ; en 1578, une ordonnance de police interdit aux marchands de vin d’avoir plus de deux boutiques et d’acheter plus de cent muids. Mais en 1585, l’encadrement est généralisé : à cette date, la communauté dut enfin se décider à présenter des règlements à la sanction royale : des lettres patentes de décembre 1585 érigèrent les marchands de vin en « Corps », texte qui fut confirmé par des lettres patentes du 9 septembre 1587 et précisant les premiers statuts des marchands. Les statuts de 1647, de 1705 et ultérieurs, n’apportent que des modifications mineures.

L’aspirant au métier doit être français (d’origine ou naturalisé), catholique, de bonnes vies et mœurs, capable de « faire l’état et le trafic de la marchandise » d’où l’obligation d’un apprentissage de quatre ans puis d’un service de deux ans, les deux devant avoir lieu chez un marchand parisien. Les fils de maîtres en sont dispensés, le fils étant censé être formé par le père. L’aspirant est reçu maître, en présence de quatre gardes en fonctions et deux anciens gardes qui s’assurent de la capacité du candidat. Chaque membre de la communauté bénéficie du « monopole collectif » du métier.

En contrepartie de cette exclusivité, pèse sur les marchands de vin du Corps, l’interdiction d’exercer un autre métier, même complémentaire (vente de vinaigre, fabrication de tonneaux, transport de vins, vente d’autres boissons que le vin : bière, cidre, poiré, eau-de-vie). Les marchands « vendront eux-mêmes ou par personnes de leurs familles » .

Mais au XVIIe siècle, l’institution corporative paraît mal adaptée aux marchands de vin de la capitale et des faubourgs, marchands qui forment une masse importante en nombre et hétérogène. Le Corps comprend :

  • les marchands de vin en gros qui vendent des pièces de vin (tonneaux, barriques, « futailles ») à des marchands de vin au détail et à des particuliers, et qui vendent aussi des vins en détail ;
  • les détaillants : taverniers, marchands de vin « à pot » ou « à pinte » – mais non en bouteilles – , qui débitent le vin en leur boutique (« taverne ») au comptoir, cabaretiers et hôteliers qui servent à boire et à manger.

En définitive, les quatre gardes en charge (élus pour deux ans, renouvelables par moitié chaque année) ne pouvaient surveiller l’activité de marchands aussi nombreux et surtout les mêmes statuts ne pouvaient s’appliquer à des métiers aussi différents et aussi inégaux, regroupés artificiellement par les autorités. Les règles égalitaires de l’institution vont se révéler largement factices, les marchands étant en fait dominés par une oligarchie, elle-même dominée par les marchands de vin en gros. Ceux-ci sont surreprésentés dans l’assemblée des anciens gardes. Cette sur-représentation est le reflet de leur importance commerciale. Ils ont une clientèle de nature différente : les marchands en gros vendent aux détaillants et aux particuliers aisés alors que la clientèle des taverniers et des cabaretiers étaient formée par les « petites gens ». Par ailleurs les marchands en gros jouissent, progressivement de privilèges et tolérances spécifiques, trop longs à détailler. Le pouvoir de décision appartient en fait à l’assemblée des anciens gardes. Et les « élections » des deux nouveaux gardes, par an – qui n’ont qu’un rôle exécutif -, est une « comédie » qui masque une cooptation par les anciens gardes. C’est donc une oligarchie qui est à la tête d’une communauté professionnelle d’environ mille cinq cents à deux milles membres, à la fin du XVIe siècle. (1)

Laurent et Edmé Laurent BOUTRON

J’ai déjà parlé d’eux, l’an dernier, dans l’article P comme… rue des Poulies. Nous les retrouvons aujourd’hui dans cette maison que j’avais bien réussi à localiser et qui existe toujours.

À l’époque, Laurent BOUTRON y vit avec sa famille et y exerce son métier de marchand de vin en gros mais l’âge avançant, il se dit qu’il est temps de passer la main à son fils aîné, mon ancêtre, Edmé Laurent, né le 4 mars 1695. Un peu moins d’un an auparavant, celui-ci s’est marié avec Geneviève MOREL, fille de Matthieu et de Marie LEMATTE. Il a 23 ans et est alors sommier des broches du Grand Commun du roi, charge sur laquelle, je reviendrai, dans un autre article.

Nous sommes le 19 mai 1719, dans la dite maison de la rue des Poulies, pour acter, devant notaire, la transmission du fonds de commerce de marchand de vin du père au fils.

« Fut présent Sieur Laurent BOUTRON l’un des douze marchands de vin du Roy privilegiez suivant la cour demeurant a Paris rue des Poulies Paroisse Saint Germain l’Auxerrois, lequel pour d’autant plus assurer au Sieur Edmé Laurent BOUTRON, son fils aisné sommier du grand Commun du Roy son etablissement auquel il a déjà contribué par la dot qu’il luy a promise en faveur et par contrat de son mariage avec Demoiselle Geneviève MOREL… »

Laurent BOUTRON « a par ces présentes, quitté, vendu delaissé et abandonné aud ; sieur son fils demeurant avec led. Sieur son pere susditte rue et paroisse a ce present et acceptent, touttes et chacune les marchandises de vin, linge et vaisselle d’estain, ustanciles de mesnage et cabaret, tables, tablettes et autres meubles estant en lieux cy apres déclarés, ce tout au long mentionné et détaillé en six estats que les parties en ont fait dresser ». Malheureusement pour moi, les six états détaillant tous les meubles et ustensiles ont été faits en deux exemplaires remis à chacune des parties mais n’ont pas été joints à l’acte de vente.

« Led. Sieur BOUTRON fils reconnoist avoir en sa possession et dellivrance luy en avoir esté faitte le jour d’hier par led. Sieur son père pour par led. Sieur BOUTRON fils jouir du tout et faire la vente de sesdittes marchandises de vin a son proffit sous le nom dud. Sieur BOUTRON père qui a declaré que lesdd. marchandises de vin sont entièrement quittes en franchise de tous droits et voiture quelconque. »

« Ces vente et delaissement faits moyennant la somme de dix mil huit cent soixante six livres dix neuf sols deux deniers led. Sieur BOUTRON père reconnoist et confesse avoir recue dud. Sieur son fils qui lui a baillé et payé comptant la somme de deux mil trois cent quarante cinq livres dont d’autant quittance. » Et a l’égard des huit mil cinq cent vingt une livres dix neuf sols deux deniers restant led. Sieur BOUTRON fils promet et s’oblige les bailler et paier aud. Sieur son père en sa demeure a Paris ou au porteur au fur et a mesure de la vente et debit desd. marchandises de vin. »

Extrait du plan parcellaire St-Honoré, îlot N°10

S’ensuit la description des locaux mis à disposition dans la maison dont le père paie la totalité du loyer à la Fabrique de la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois. J’ai un peu de mal à localiser les différentes pièces sur le plan, il est vrai postérieur. « C’est a savoir d’une boutique grande salle a costé ayant veue sur lad. rue des Poulies, petite salle ayant veue sur la rue Bailleul, cour, salle ayant veue sur lad. Cour, deux cabinets par bare (?) et deux chambres au premier etage l’une donnant sur lad. cour et l’autre audessus de lad. boutique avec touttes les caves dependantes de laditte maison, ainsy que tous lesd. lieux se poursuivent et comportent dont il se content pour en jouir aud. titre et ce pour et moyennant la somme de six cent livres de loyer pour et par chacun an que led. Sieur BOUTRON fils promet et s’oblige bailler et payer aud. Sieur BOUTRON père […] En ce non compris une cave ou sont partie des dittes marchandises que ledit Sieur Boutron père tient à loyer dudit Sieur DELAGRANGE marchand tapissier, de laquelle ledit Sieur BOUTRON fils pourra continuer la jouissance en payant par luy led. loyer d’icelle audit Sieur BOUTRON père. »

À gauche, signature du père et à droite, celle du fils, déjà très affirmée à 24 ans

Les BOUTRON, une famille de marchands de vin

Dans mon ascendance BOUTRON, il n’y a que trois marchands de vin, outre Laurent et son fils aîné, Edmé Laurent, il y a aussi son plus jeune, Gilles Laurent. Mais ce dernier ne l’a pas été pendant longtemps, car il est décédé à 25 ans. L’aisance des marchands de vin en gros parisiens permette, à la plupart, un mode de vie d’un certain luxe ainsi qu’une carrière dans la cité et entraîne un rapide abandon du négoce par leurs descendants. Cela s’est vérifié, les enfants d’Edmé Laurent ont tous accédés à des situations sociales plus élevées, par leurs professions pour les garçons et par des mariages avantageux pour les filles.

Par contre Martin BOUTRON (ca 1653-1727), le frère de Laurent, également marchand de vin, « rue Montmartre vis à vis St Joseph en une maison ou pend pour enseigne la grace de Dieu » a eu quatre fils, trois petits-fils et trois arrière-petit-fils qui ont été marchands de vin !

Enseigne du cabaret « A la Grâce de Dieu » au 121 rue Montmartre, photographiée en 1908, par Eugène ATGET

Cet extrait du Plan de Turgot est inversé par rapport au plan actuel, mais on voit bien le N° 121 (point orange), vis à vis de l’îlot où se trouvait autrefois la petite église Saint-Joseph. Donc la maison où demeurait Martin BOUTRON et au moins – je n’ai pas fait la recherche sur les adresses de tous ses descendants -, son fils Claude en 1779 est bien celle photographiée par Eugène ATGET.

Martin était-il propriétaire de cette maison ? Est-ce lui qui a fait installer l’enseigne « A la grâce de Dieu », sur sa boutique ? Je n’ai malheureusement pas encore trouvé son inventaire après décès qui me confirmerait peut-être cette hypothèse, vraisemblable. Reste à tracer l’histoire de cette maison…

Sources

(1) Toutes les informations contenues dans mon premier paragraphe sont extraites de « Marchands de vin en gros à Paris au XVIIe siècle », Michel SURUM, L’Harmattan

« Les lettres de voiture dans les ouvrages de l’ancien droit français (XVIIe – XVIIIe siècle) », par Céline DRAND, dans Clio Témis

7 réflexions sur “F comme… Fonds de commerce

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