S comme… Sentence

Aujourd’hui, je vous emmène à Paris, sur le Quai de la Rapée, dans le 12e arrondissement. Ce quai s’appelait au VIIIe siècle, « le chemin le long de la rivière ». Son nom fait référence à monsieur de la RAPEE, Commissaire général des troupes et locataire au fief de la Rapée, qui fit construire sur ce chemin qui longeait la Seine. Autrefois, le quai de la Rapée était un centre névralgique du commerce parisien. Il était bordé de quais de déchargement où les marchandises arrivaient par bateaux. Ses berges ont d’abord été les lieux d’accostage des trains de bois flottés, en provenance du Morvan destiné au chauffage des Parisiens et à la construction des habitations. Au début du XVIIIe siècle, le port est utilisé comme garage pour les bateaux amenant du vin à Paris.

En 1787, dans le Guide des amateurs et des étrangers voyageurs à Paris, le port de la Rapée est ainsi décrit : « [le port de la Rapée est] l’entrepôt des vins qui arrivent de Bourgogne. Il sert aussi de port pour le plâtre. C’est là que l’on amène de Charonne et de Montreuil les pierre brutes de plâtre pour les charger sur les bateaux et de là les transporter par la Seine dans les pays qui en ont besoin. »

Extrait du Plan Turgot

Un fait divers, en 1757

Faisons un saut dans le temps pour y rencontrer un sieur BOUTRON en mauvaise posture. Il est fort possible qu’il s’agisse de mon ancêtre Edmée Laurent (1695-1768), marchand de vin que nous avons déjà croisé en 1719, le jour où son père lui a transmis son fonds de commerce. Mais il pourrait s’agir, tout autant, de l’un de ses cousins, fils de son oncle Alexis, tous également marchands de vin. Ce sieur est donc descendu au Quai de la Rapée pour constater l’arrivée de son bateau, chargé d’une nouvelle cargaison de vin en provenance de Bourgogne.

Frédéric DUBOIS (vers 1760), graveur – Musée Carnavalet

Mais voilà qu’il découvre  » les deux frères CORASSE, gagne-deniers à la Rapée, qui sont entrain de lâcher les amarres de son bateau ». BOUTRON proteste bien sûr. « Le nommé Agnes, marinier et l’autre CORASSE dit Crochet, l’invectivent et le premier le frappe et le maltraite à coups de pieds ». J’espère qu’il a pu ramarrer son bateau et n’a pas été trop choqué après cette attaque. Ce qui est-sûr, c’est qu’il a porté plainte contre ce comportement inacceptable. Si je peux vous raconter tout cela, c’est grâce au compte-rendu de la Sentence du Bureau de la Ville de Paris qui s’ensuivit, le 10 juin 1757. « Le dit Agnes a été condamné à cent livres d’amende et à l’interdiction pour toujours de tout travail sur les ports et son frère, dit Crochet à trente livres d’amende. » Je n’ai hélas pas réussi à retrouver l’acte originel, mais seulement ces extraits d’une plaquette d’information, trouvé sur Gallica. Ce document est consultable à la Bibliothèque Tolbiac mais pas en ligne. J’ai bien sûr essayer d’identifier les frères CORASSE mais aucune occurrence à ce nom sur Geneanet.

On appelle gagne-deniers, tous ceux qui gagnent leur vie par le travail de leur corps, sans savoir de métier comme par exemple, ceux qui travaillent sur les ports à décharger le bois ou à le tirer de l’eau. Dans les actes publics, on comprenait autrefois, sous le nom de gagne-deniers, les portefaix, les porteurs d’eau, etc.
Le Bureau de la Ville de Paris est un organisme administratif et judiciaire, issu lointainement de la confrérie des Marchands de l’eau, le Bureau de la Ville connaissait en première instance des causes relatives des marchands et à leur commerce, aux bateliers, aux maîtres des ponts, à l’entretien des ponts et des voies de navigation dans le Bassin parisien, des sources, fontaines, quais, hôpitaux et domaine de la Ville de Paris, ainsi que des rentes de l’Hôtel de Ville. Au criminel, la compétence de basse justice du Bureau concernait les délits commis par les marchands dans l’exercice de leur commerce ou par les officiers de police dans celui de leurs charges, les différends entre bateliers et les vols commis dans les bateaux et sur les ports. Le Parlement connaissait en appel des sentences du Bureau de la Ville ; lorsque celles-ci avaient été rendues dans des contestations relatives aux fonctions des courtiers et commis des eaux-de-vie et spiritueux, la Cour des Aides servait de juge d’appel. (1)

Du quai de la Rapée au port de Bercy

Depuis 1662, il existe une halle aux vins sur le quai Saint-Bernard, sur la rive gauche. Elle fut installée sur des terrains situés près de la porte Saint-Bernard acquis auprès de l’abbaye Saint-Victor dès 1663. Elle entra en fonction en 1665. La halle était ouverte à tous les marchands de vins, forains compris, contre une redevance d’une demi livre par muid.

Dès le début du XIXe siècle, la consommation de vin dans Paris augmenta. Elle passa de 1 000 000 d’hectolitres en 1800 à 3 550 000 en 1865. Un décret du 30 mars 1808 prévoit donc qu’« il sera formé dans notre bonne ville de Paris un marché et un entrepôt francs pour les vins et eaux-de-vie, dans les terrains situés sur le quai Saint-Bernard. Les vins et eaux-de-vie conduits à l’entrepôt conserveront la facilité d’être réexportés hors de la ville sans acquitter l’octroi. Cette exportation ne pourra avoir lieu que par la rivière, ou par les deux barrières de Bercy et de la Gare. […] Les vins destinés à l’approvisionnement de Paris n’acquitteront les droits d’octroi qu’au moment de la sortie de l’entrepôt. L’entrepôt sera disposé pour placer tant à couvert qu’à découvert jusqu’à 150 000 pièces de vin ». La consommation ne cessant d’augmenter dans la capitale, on décide en 1808 de concevoir une nouvelle halle, plus grande et plus moderne. La construction, débutée en 1811, est achevée aux trois quarts en 1813 et totalement en 1845. L’édifice occupe une surface de quatorze hectares et comporte quatorze halles destinées au marché, réparties en deux bâtiments centraux, et un ensemble de 123 celliers en pierre de taille répartis en trois bâtiments, eux-mêmes surmontés de magasins.

Marseille, MuCEM, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.

Mais ses moyens de stockage se révélèrent insuffisants et elle ne put faire face à un acheminement facilité par le chemin de fer. Le gouvernement décida, en 1869, de faire bâtir de nouveaux entrepôts de l’autre côté de la Seine à Bercy dont le quai prolonge le quai de la Rapée, au-delà de l’ancienne barrière d’octroi. Ces entrepôts occupèrent quarante-deux hectares. Puis, le 9 août 1905, le parlement vota une loi qui obligeait les gros marchands de vins de Paris d’avoir pignon sur rue aux entrepôts de Bercy et à la halle aux vins de Paris.

Port de Bercy, Paris (XIIème arr.). Photographie d’Eugène Atget (1857-1927), 1898. Paris, musée Carnavalet.

Jusqu’au début du XXe siècle, les deux entrepôts parisiens gardèrent une importance à peu près égale. Mais la spécialisation de la Halle de Saint-Bernard en vins fins et alcool et l’agrandissement de Bercy en 1910, donnèrent la primauté à ce dernier. En 1930, il représentait 70 % du stockage et des sorties contre 30 % pour la halle aux vins. (2)

Les négociants en vin de Bercy pratiquaient dans leurs chais des assemblages de qualité douteuse qui firent leur fortune. Mais le consommateur est devenu de plus en plus exigeant et privilégia la mise en bouteilles à la propriété, garantie de qualité. Plus question d’améliorer un Bourgogne avec un Côtes-du-Rhône ou de remonter son degré avec du vin d’Algérie. Le négoce des entrepôts, après un siècle d’existence, commença alors à péricliter. (2)

Sources

(1) Bureau de la ville de Paris, Salle de lecture virtuelle des Archives nationales

(2) le commerce du vin à Paris, L’Histoire vue par l’image

Port de la Rapée, Wikipedia

Naissance des entrepôts de Bercy

Histoire du quartier de Bercy

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